Marchandisation, droit de la personne, éthique : comment lutter contre le trafic d’organes ?
Ce mois de septembre a lieu à l’Assemblée Nationale, l’examen du projet de loi relatif à la bioéthique. C’est un parcours fort médiatisé autour de la PMA qui l’accompagne. Pourtant, un autre débat prend du relief, autour de la marchandisation du corps et des droits de la personne, celui de la prévention du trafic d’organes.
Le débat s’est instauré au Titre II de ce projet de loi, qui selon l’avis adopté par le Conseil d’Etat le 18 juillet 2019, «traduit le souhait du Gouvernement d’encourager la solidarité entre les personnes, notamment par le don d’éléments et produits du corps humain, sans renoncer au respect et à la protection des droits individuels», au niveau de son article 5 ainsi rédigé: Etendre le don croisé d’organes à plus de deux paires de donneurs/receveurs pour améliorer l’accès à la greffe».
En France, la question du recours à la transplantation d’organes repose sur les principes de dignité et de solidarité qui concourent à la tradition du don.
«Les lois de bioéthiques successives ont en effet opéré une conciliation spécifique à la France au sein du triptyque constitué par les principes de dignité, de liberté et de solidarité, en conférant une place de premier plan à la dignité de la personne humaine. Ce dernier principe, dont le Conseil constitutionnel a affirmé la valeur constitutionnelle, se traduit notamment, d’une part, par la protection particulière que les dispositions législatives accordent au corps humain, à son inviolabilité et son extra-patrimonialité», selon l’avis adopté par le Conseil d’Etat le 18 juillet 2019.
C’est autour de cette «protection particulière» liée au corps humain et à «son inviolabilité» qu’un certain nombre de députés ont jugé nécessaire de déposer des amendements lors du passage en commission.
Question de traçabilité
Parmi les amendements proposés pour cet article 5, ont été mis en avant l’inscription au Registre national de patients transplantés à l’étranger, pour toute greffe pratiquée à l’étranger sur un citoyen français, ou vivant régulièrement en France et la majoration des peines inscrites au Code Pénal dans le cas de greffes relevant du trafic d’organes.
Les députés à l’origine de ces amendements ont expliqué leur position, lors d’interviews accordées à un média indépendant, en mettant clairement en lumière le trafic d’organes et la marchandisation du corps pratiqués dans des pays ne respectant pas les droits de l’homme, en citant notamment la Chine.
Madame Josiane Corneloup, députée de Saône-et-Loire : «Ce registre de patients transplantés à l’étranger permettrait d'avoir une meilleure traçabilité et d'identifier des points chauds du tourisme de transplantation». (Salle des Quatre Colonnes, Assemblée Nationale. NTD)
«Ce registre de patients transplantés à l’étranger permettrait d'avoir une meilleure traçabilité et peut-être d’identifier des points chauds de tourisme de transplantation», a déclaré Mme Josiane Corneloup, députée de Saône-et-Loire. Cette déclaration est basée sur le fait que : «Le parlement européen, en 2013 et en 2016, a condamné le prélèvement forcé d’organes en Chine, essentiellement au regard des pratiquants de Falun Gong, mais pas que. Donc, je pense que c’est quelque chose qui existe», a-t-elle précisé.
«Un patient français qui est transplanté à l’étranger, lorsqu’il revient, il est suivi en France : il y a un remboursement de la Sécurité Sociale française des médicaments «antirejet», donc quelque part, je considère que nous cautionnons peut-être un trafic d’organes (…) Nous savons en revanche qu’il y a des listes d’attente importantes et nous constatons qu'il y a des patients qui disparaissent des listes alors qu'ils ne sont pas décédés» a-t-elle ajouté.
Madame Emmanuelle Menard, députée de l’Hérault : «À partir du moment où l’on paie quelqu’un pour obtenir un organe, ça c’est interdit, c’est puni en France par le Code Pénal.» (Jardins de l’Assemblée Nationale. NTD)
Mme Emmanuelle Ménard, députée de l’Hérault, a rappelé le code pénal français en matière de don d’organes, autorisé s’il est gratuit. En revanche «À partir du moment où on paie quelqu’un pour obtenir un organe, où on paie quelqu’un pour obtenir son organe, c’est puni en France par le code pénal. C’est puni de 7 ans d’emprisonnement et d'une amende qui peut aller jusqu’à 100 000 €. Mais on sait évidemment que, parfois, certaines personnes, devant l’urgence, peuvent tenter, pour bénéficier d’un organe, d’aller se faire greffer à l’étranger et malheureusement, dans certains cas, cela peut alimenter le trafic d’organes».
Dans le cadre de son amendement, elle a souligné : «Je voudrais qu’on puisse établir une liste des pays, une espèce de liste noire sur le même modèle que la liste des paradis fiscaux. Des pays pour lesquels on estime qu’il y a un doute sur la légalité du don d'organes et que cela peut s’apparenter plutôt à un trafic d’organes. Et que l’on dise aux personnes : si vous allez dans un pays qui est sur cette liste pour bénéficier d'une greffe d'organe, sachez que quand vous reviendrez en France pour être soigné des suites de cette greffe, vous ne pourrez pas être remboursé par la sécurité sociale, ce qui permettrait, d’abord de sensibiliser les gens au trafic d’organes».
Mme Ménard a éclairé son analyse en mettant l’accent sur la Chine. «Les chiffres officiels en Chine font état d’à peu près 10 000 greffes d’organes par an. En réalité les rapports qui ont été publiés et qui ont pu rendre compte des enquêtes sur les greffes d’organes en Chine montrent qu’on est plutôt entre 60 000 et 90 000, ou 100 000 greffes d’organes par an. À partir du moment où il y a un tel décalage entre le chiffre officiel annoncé et le chiffre que l’on a pu sourcer, par rapport aux délais d’attente pour les greffes, par rapport au nombre de lits qui sont dédiés justement à ces greffes d’organes, par rapport au nombre de patients sur lesquels ont peut faire les greffes d’organes, à partir du moment où il y a un tel décalage, cela prouve qu'il y a un problème».
Monsieur Eric Alauzet, député du Doubs : «Aborder par ce biais la question extrêmement sensible des dons d'organes forcés : on ne peut pas parler de dons puisque ces organes sont prélevés en Chine sur des prisonniers d'opinions.» (Jardins de l’Assemblée Nationale. NTD)
M. Eric Alauzet, député du Doubs, est aussi favorable à la traçabilité car «cela va être l'occasion effectivement d’aborder par ce biais la question extrêmement sensible des dons d’organes forcés, d’ailleurs on ne peut pas parler de dons en Chine puisque les organes sont prélevés sur des prisonniers d’opinions et effectivement de mettre en parallèle des Français demandeurs de greffes qui disparaissent des listes de demandeurs d’organes en France.», a-t-il précisé.
M. Alauzet avait déjà interpellé le gouvernement dans le cadre d’une question écrite publiée au Journal Officiel du 7 août 2018. Il souhaitait attirer l’attention du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères sur «les soupçons de trafic d’organes prélevés sur des prisonniers de conscience en Chine, notamment sur les pratiquants de Falun Gong, mais également sur des groupes minoritaires politiques et ethniques, qui serviraient à alimenter un tourisme de transplantation d’organes».
Monsieur Hervé Saulignac, député de l’Ardèche : «Il y a une préoccupation majeure qui est le trafic d’organes.» (Jardins de l’Assemblée Nationale. NTD)
M. Hervé Saulignac lors de son interview a insisté sur le rôle de la prévention en disant : «je fais partie de ceux qui pensent que, effectivement, plus on sensibilise nos concitoyens à un âge jeune, plus il y a de chances qu’arrivés à l’âge adulte, ils ne commettent pas ces erreurs, c'est-à-dire aller à l’étranger pour une greffe d’organe». Pour autant il n’a pas remis en cause la possibilité de l’existence d’un trafic d’organes en avançant : «bien entendu, il y a une préoccupation majeure qui est le trafic d’organes, la tentation pour certains : mais on peut aussi les comprendre, il y a pénurie d’un certain nombre d’organes, donc la tentation d’aller chercher à l’étranger un organe dont on a besoin parfois très rapidement pour des raisons vitales. Malheureusement, on s'expose là à des risques extrêmement importants quand on a recours à un don à l’étranger, puis au-delà des risques sanitaires pour la santé, auxquels on s’expose, il y a aussi évidemment une dimension éthique c'est-à-dire qu’un certain nombre d’organes sont parfois prélevés à l'étranger dans des conditions qui sont absolument inadmissibles et donc nous avons à le dénoncer et si possible à l’encadrer».
Tout en mettant en avant le rôle de l’Agence de la biomédecine dans la sensibilisation au respect de toutes les cultures, il a attiré l’attention sur le danger que représente le fait de «se servir» dans les autres pays, et plus particulièrement là où les dons d’organes ne font pas partie de leur culture. «En effet, en Chine, une très grande majorité et presque la totalité des Chinois ne souhaitent pas qu’il puisse y avoir de dons d’organes, pour des raisons culturelles, philosophiques, historiques, identitaires, qui doivent être respectées. Donc nous devons respecter cela, nous devons le dire, pour que personne ici ne puisse se dire qu’en Chine, on peut aller se servir comme ça, impunément», a rappelé M.Saulignac.
Dignité humaine et droit de la personne
D’autres députés se sont aussi prononcés. Et, tout en soulignant l’obligation de la traçabilité, c’est le principe de la dignité humaine et du droit de la personne qui a été mis en avant.
Monsieur Gosselin, député de la Manche : «On parle même de plusieurs milliers de greffes qui sont faites de façon autoritaire en Chine et notamment avec des prélèvements totalement indus sur des prisonniers.» (Salle des Quatre Colonnes, Assemblée Nationale, septembre 2019. Crédit : NTD)
Pour M. Philippe Gosselin, député de la Manche, il est important qu’«il y ait une traçabilité : un contrôle des organes qui, le cas échéant, viendrait de l’extérieur pour garantir des greffes qui soient bien sûr éthiques. Mais pour garantir aussi qu’à l’extérieur, des individus, des personnes, ne soient pas malgré elles prises d’une certaine façon, après des exécutions ou après des kidnappings ou après des ventes d'organes…, prises comme finalement du matériel de rechange humains».
«Tout le monde sait, et il y a des plaintes de déposées, qu’il y a plusieurs centaines, on parle même de plusieurs milliers de greffes qui sont faites de façon autoritaires en Chine et notamment avec des prélèvements totalement indus sur des prisonniers, des condamnés qui ont été exécutés avec parfois des raisons ethniques qui sont totalement condamnables», a-t-il rajouté.
En abordant les persécutions à l’encontre des pratiquants de Falun Gong, victimes de prélèvements forcés d’organes en Chine, il a précisé que «Ces violations des droits de l’homme ont étés mises en avant à plusieurs reprises à l’Assemblée nationale ou par des interpellations du gouvernement pour qu’il agisse sur le sujet, ou pendant des débats parlementaires et notamment sur le don d’organes, sur les principes éthiques qui fondent le don chez nous et sur l’indisponibilité du corps humain».
Monsieur Jean-Louis Touraine, député du Rhône : «il est interdit théoriquement pour un Français d’aller solliciter l’achat de reins, puisqu’en France le don est gratuit (…). Mais nous n’avons pas les moyens de faire respecter cet interdit». (Salle des Quatre Colonnes, Assemblée Nationale septembre 2019. NTD)
Concernant des achats d’organes, M. Jean-Louis Touraine, député du Rhône et médecin a précisé que «c’est interdit théoriquement pour un Français d’aller solliciter l’achat de reins, puisqu’en France le don est gratuit (…). Mais nous n’avons pas les moyens de faire respecter cet interdit».
La traçabilité pour lutter contre le trafic d’organes
Le parcours du projet de loi démarre ce mois de septembre, au Parlement, par l’Assemblée Nationale. Les analyses de ces députés ont permis d’ouvrir le débat sur une autre question : celle de la traçabilité des organes pour lutter contre un trafic d’organes au niveau planétaire.
La France, pays des droits de l’homme, a exprimé, à travers les lois bioéthiques précédentes, sa volonté de garantir les droits de l’homme et le principe de la dignité humaine. Pourra-t-elle aller jusqu’au bout de sa démarche en se positionnant clairement contre la marchandisation du corps et le non-respect des droits de l’Homme ? Pourra-t-elle répondre au souhait du gouvernement «d’encourager la solidarité entre les personnes, notamment par le don d’éléments et produits du corps humain, sans renoncer au respect et à la protection des droits individuels», comme cela a été présenté par le Conseil d’Etat ?
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