sinologue, Yolaine Escande est Directrice de recherche au CNRS et membre
du CRAL (Centre de Recherches sur les Arts et le Langage) depuis 1994.
(Photo avec l'aimable autorisation de Yolaine Escande)
Diplômée de philosophie en esthétique de l’Université de Paris-Nanterre, sinologue, Yolaine Escande est Directrice de recherche au CNRS et membre du CRAL (Centre de Recherches sur les Arts et le Langage) depuis 1994. De part ses différentes fonctions, elle a été amenée à comprendre et pratiquer la culture et l’art chinois. Elle participe régulièrement aux concours et expositions de peinture et de calligraphie en Chine. Cette spécialiste reconnue de l’art chinois est également auteur de plusieurs ouvrages sur la Chine. Dans son livre Jardins de sagesse, en Chine et au Japon, elle livre quelques secrets sur la philosophie classique ancestrale chinoise et japonaise. Au regard de cette philosophie les jardins seraient imprégnés de sagesse et de dépassement de soi.
D’où est venu votre passion pour la Chine ?
En fait, j’ai grandi en Asie du sud-est et lorsque je suis rentrée en France à l’âge de 14 ans, je me sentais complètement inadaptée et je n’avais qu’une envie, celle de repartir. Dans mon esprit d’enfant, pour repartir il fallait apprendre le chinois. Et c’est ce que j’ai fait. Quant à la peinture et la calligraphie, j’ai toujours dessiné ou peint, et quand j’ai commencé le chinois, j’ai pu très vite utiliser le pinceau. J’ai eu beaucoup de chance, car j’ai étudié à l’Inalco, l’institut National des langues et civilisations orientales. Et, grâce à l’enseignement de 2 professeurs éminents, François Cheng et Hsiung Ping-Ming, je me suis imprégnée de poésie, de prose, de calligraphie et de philosophie classique chinoise.
En tant que spécialiste des arts graphiques chinois, de la calligraphie et de la peinture, pensez-vous que cette philosophie basée sur la tradition, soit en mesure d’éveiller les consciences et dans quelle mesure ?
La philosophie chinoise et les arts graphiques qui l’accompagnent ont inspiré certains des plus grands artistes du XXe siècle, comme Hans Hartung, Yves Klein, Henri Michaux et en ce sens cela a éveillé leur conscience en ce sens. Michaux par exemple ne se contente pas de citer Lao Tseu et la théorie de l’art chinois, il les met en pratique dans ses œuvres. Cela est montré dans l’exposition de 2016 de Michaux et Zao Wou-ki à Genève. Michaud a fait découvrir Zao Wou-ki, ils étaient très amis. On voit dans les peintures de Michaux qu’il met en pratique certains préceptes de la philosophie chinoise. Je pense qu’effectivement c’est une forme d’éveil de conscience.
Selon votre livre Jardins de sagesse, en Chine et du Japon publié en 2013, les jardins seraient imprégnés de sagesse, une qualité reconnue principalement à l’homme et aux Divinités. Pourquoi avoir choisi ce terme sagesse ?
Jardin japonais, le chemin aux pas inégaux. (Photo avec l'aimable autorisation d’Aubéry Escande)
En Asie orientale, contrairement à la conception majoritaire en Europe, il n’existe pas de Dieu créateur dont tout émanerait et auquel tout reviendrait. L’homme n’est pas non plus au centre du monde, il n’en est qu’un élément. C’est un élément très important en soi parce qu’il a une tâche à accomplir. Mais, il reste quand même un petit élément. C’est la raison pour laquelle, dans les peintures de paysages chinois, la présence humaine n’est pas déterminante et pas immédiatement visible. Bien souvent, elle est suggérée par une chaumière, un chemin, un kiosque, une barque… Dans le jardin, c’est la même chose. L’être humain n’est pas prédominant. Quand on se promène dans un jardin chinois ou japonais, la présence humaine est toujours relativisée, la vision est morcelée. Et, même si le jardin est fait par et pour l’être humain, pour son plaisir, l’homme n’est pas dominant dans les jardins chinois ou japonais. Aussi, il n’y a jamais la possibilité d’avoir une vue générale sur le jardin. Il n’existe pas non plus de statue en marbre qui glorifie la perfection physique, de fontaines qui symbolisent la jeunesse, pas non plus d’allées majestueuses. Au contraire la démarche de l’être humain dans les jardins chinois et japonais, se fait par des détours, des zigzags, comme pour serpenter dans un parcours montagnard. Il n’y a pas un point de vue unique dans les jardins chinois et japonais, mais une multiplicité de points de vue quand on se déplace, ce qui provoque une relativisation du promeneur. Ainsi, le sujet qu’est le promeneur s’efface au profit du paysage.
Jardin chinois : montagnes (rochers qui constituent une « montagne artificielle »)
et eaux du jardin de l’Administrateur maladroit. (Photo avec l'aimable autorisation de Yolaine Escande)
Le promeneur est donc partenaire et ne domine pas. C’est un concept voulu et théorisé. Cette relation au jardin recentre l’être humain dans son parcours. Elle lui redonne sa place dans le microcosme du jardin et donc par analogie dans le macrocosme. C’est dire que toutes les perceptions font partie d’un réseau de relations complexes, sensoriel, mental, qui sont fragmentées et il faudra utiliser la mémoire, toutes les formes de mémoires, pour relier les différentes sensations entre elles. Tous les sens sont mis en exergue dans le jardin, la vue, l’odorat, l’ouïe, le toucher, le promeneur n’a jamais fini de découvrir.
C’est pour cela que je dis que le jardin est un chemin de la sagesse, parce qu’il oblige le promeneur à être présent au monde. Penser à l’instant présent, avoir les sens en éveil, c’est être disponible. Dans ce processus, le promeneur sort de lui-même, il est disponible à tout ce qui l’entoure, ce qui le grandit et le relie au monde environnant. C’est donc une forme de sagesse.
Vous évoquez la construction des jardins en Chine et au Japon, comme un « guide vers un état de disponibilité intérieure et de non-attachement ». Comment peut-on transcender cet état à travers quelque chose de matériel comme un jardin ?
La philosophie chinoise et japonaise est pratique et agissante. Elle n’est pas fondée sur un raisonnement abstrait, mais sur l’expérience et la transmission. Il n’a pas été conçu un monde des idées, opposé à un monde sensible. Ainsi, l’univers spirituel est présent au sein même du monde matériel. En cela, la nature n’est pas séparée de l’homme, et toutes les activités qui en découlent, les éléments naturels, les phénomènes, ne sont pas envisagés séparément de la vie humaine, mais en relation avec elle.
L’être humain est effectivement situé au centre de la construction de la nature, mais il n’a jamais aucune maîtrise sur elle. Les Chinois et les Japonais n’idéalisent pas un monde divin séparé ou différent de la sphère humaine, ils considèrent tout ce qui vit sur terre, entre le ciel et la terre, que ce soient les insectes, les rochers ou les nuages comme des puissances spirituelles.
Les jardins chinois et japonais, ne sont pas une miniaturisation de la nature, ni sa copie, ni son exaltation, en revanche, ils sont une création de toute pièce d’un monde organisé de façon analogique au fonctionnement de la nature. C’est un mini cosmos qu’on retrouve également dans les arts et les peintures en particulier. Le jardin construit par et pour l’être humain, est entouré d’un mur pour préserver les visiteurs, afin qu’ils retrouvent leur intégrité et soient protégés du monde de poussière représentant ce bas monde.
Quelle différence et similitude y a-t-il entre les jardins de la Chine et du Japon ?
La grande différence tient au fait que pour les Japonais, un jardin c’est une pratique artistique. C’est quelque chose qui est théorisé très tôt. En Chine, le jardin ne fait pas partie des activités artistiques. Les activités artistiques chinoises sont la poésie, la musique, la peinture, la calligraphie. C’est donc le statut du jardin qui diffère. C’est ce qui explique que les premiers traités sur les jardins ont été rédigés au Japon au 11e siècle, alors que les jardins viennent de Chine. En Chine, il a fallu attendre le 17e siècle pour avoir le premier traité sur les jardins. En revanche, tout ce qui touche à la philosophie, à la cosmogonie est semblable en Chine et au Japon.
Pourquoi considérez-vous que les arbres sont l’incarnation du sage et de ses valeurs morales ?
Les arbres dans les jardins chinois et japonais, sont de préférence tourmentés et étranges.
On voit des troncs torturés, ridés, déformés. Pourquoi ? Parce que l’arbre tordu représente
la capacité à concentrer l’énergie. (Image : PublicDomainPictures / Pixabay)
D’abord, quand on visite un jardin chinois ou japonais, ce que l’on voit est à l’opposé de ce qui est en Europe. Les arbres dans les jardins chinois et japonais, sont de préférence tourmentés et étranges. On voit des tronc torturés, ridés, déformés. Pourquoi ? Parce que l’arbre tordu représente la capacité à concentrer l’énergie. Certains arbres comme les ginkgos et les cyprès peuvent atteindre plusieurs centaines d’années alors que celle de l’homme est plus limitée. Dans la représentation chinoise populaire, l’arbre miniaturisé ou non, est considéré comme un capteur d’énergie, en particulier quand il est tordu. Parce que la torsion allonge le parcours de la sève et l’arbre accumule de l’énergie. En fait, les Chinois considèrent que les vieux arbres tordus, ont des vertus parce qu’ils ne seront pas coupés, en raison de leurs nœuds qui rendent leur bois inutilisable. L’inutilité est une grande qualité. Ainsi, de la même façon que l’arbre est admirable parce qu’il est inutile et qu’il a atteint la longévité, le lettré est inutile parce que son activité ne répond pas à un besoin matériel. C’est ce qui lui permet d’atteindre la sagesse et la longévité. Les arbres correspondent à la figure des lettrés, parce que certaines essences que l’on retrouve dans les jardins, ont une signification pour les lettrés, par exemple le bambou est creux à l’intérieur. Ce creux incarne pour les lettrés le vide du cœur. Les nœuds du bambou correspondent également à la pureté du cœur.
Un autre arbre emblématique est le prunus. Il fleurit au cœur de l’hiver, parfois sous la neige. Les fleurs de prunus incarnent la résistance dans l’adversité et la simplicité. Enfin le pin qui reste vert en hiver, incarne l’abnégation, la rigueur, la constance mais aussi la loyauté. C’est pour cela qu’on le retrouve dans tous les jardins chinois et japonais.
Les lettrés jardiniers ont-ils joué un rôle important ? Quelle différence y a-t-il entre les lettrés et les lettrés jardiniers ?
En Chine, les lettrés sont tous des jardiniers, on le sait parce que l’un des premiers d’entre eux, Tao Qian ou Tao Yuanming, au 4e-5e siècle, le modèle du lettré par excellence, a quitté sa charge officielle pour aller cultiver son jardin à la campagne. Il a chanté son jardin dans ses poèmes et raconté son bonheur de cultiver des chrysanthèmes – autre plante emblématique des lettrés. Il est un modèle en Chine comme au Japon. En Chine, les lettrés cultivent eux-mêmes leur jardin fleuri aussi bien que potager, c’est une activité très appréciée, même si elle n’est pas considérée comme artistique. En revanche, au Japon, les lettrés ne plongent pas eux-mêmes les mains dans la terre de leur jardin ; ils les conçoivent, les apprécient, mais ne les travaillent pas. Reste que pour un lettré, il est inconcevable de ne pas vivre dans un jardin ou de ne pas avoir de jardin chez soi, qu’il soit miniature ou en pot.
Il semble se dégager une sorte d’éthique à travers les jardins. Y-a-t-il un dénominateur commun entre les jardins d’Asie et d’Europe ?
S’il doit y avoir un dénominateur commun aux jardins orientaux et occidentaux, je dirais que c’est celui du temps. Du temps au sens de saisons et du temps au sens du durée des parcours. Un jardin quel qu’il soit, met en relation avec le temps, la durée, la saison, la nature. Il nous donne à percevoir cette durée, ce temps qui passe.
Comment appréhendez-vous la culture traditionnelle chinoise ? Serait-elle universelle dans ses valeurs ?
La culture traditionnelle chinoise a beaucoup à nous apprendre. Je ne sais pas si elle est universelle, mais en tout cas elle nous parle sur certains aspects. Nous pouvons en tirer des enseignements.
Il faut savoir que la culture traditionnelle a été rejetée en Chine pendant près de 100 ans, depuis le début du XXe siècle. C’est depuis la fin des années 1980 que la culture traditionnelle chinoise a commencé à être réhabilitée.
La culture traditionnelle a été rejetée au profit de l’Occidentalisation et de la modernisation de la Chine. Pourquoi ? Parce que la culture traditionnelle chinoise a été considérée comme étant à l’origine de la défaite de la Chine, face à de petits pays comme le Japon en 1895 au moment de la signature des traités inégaux, amenant la Chine à être colonisée par le Japon et les puissances occidentales. La Chine ayant ressenti une très grande frustration, a rejeté cette culture traditionnelle, et elle commence seulement maintenant à la reconnaître.
Le PCC n’a-t-il pas rejeté lui aussi cette culture traditionnelle chinoise ? Il y a eu le rejet non seulement des traditions, mais aussi de toutes les croyances, des Bouddhas ont été détruits et tout ce qui faisait référence à la tradition complètement anéantie.
Oui, le maoïsme a effectivement rejeté la tradition lettrée, mais ce mouvement avait commencé bien avant 1949, il a seulement été poursuivi. La période de destruction des biens culturels a eu lieu surtout pendant la Révolution culturelle, de 1966 à 1976. Mais par exemple la Cité interdite a été protégée, et les destructions de statues de Bouddhas n’ont pas été pires qu’auparavant. Les sites archéologiques chinois ont été surtout victimes des pillages dans la première moitié du 20e siècle, comme dans toutes les périodes de guerres. La destruction a en réalité moins touché les objets que les personnes. Tous les lettrés ou anciens lettrés ont été torturés, « luttés » selon le vocabulaire maoïste, et par exemple l’un des plus grands peintres chinois du 20e siècle de peinture à l’encre, qui avait refusé de quitter la Chine, Wu Guanzhong, a vu toutes ses œuvres détruites pendant la Révolution culturelle. Mais il a recommencé à peindre ensuite et son œuvre a été réhabilitée.
La nature est belle et merveilleuse. Certains disent qu’elle a été créée pour l’homme par les Dieux. Et pourtant, l’homme de tout temps a cherché à la modifier pour améliorer son mode de vie et contribuer à sa subsistance. Il semble que cette vision de l’intérêt s’écarte de la sagesse. Qu’en pensez-vous ?
Les jardins chinois et japonais qui sont clôturés incarnent un paradoxe. Ils sont réalisés par et pour l’être humain, mais ils sont le paradis des immortels. Ils ne sont pas associés à la faute ou la luxure contrairement à nos jardins européens. Ils demeurent cependant le lieu du plaisir. Et, dans ce lieu du plaisir, ils sont censés apporter la sérénité de l’esprit, en lui faisant prendre conscience de sa plénitude, de son impermanence et de l’illusion de son identité.
Et pourtant, les jardins sont des lieux hautement appréciés par toute la population. Les jardins lettrés sont ouverts au public. La population chinoise et japonaise aime aller dans les jardins pour y retrouver cet esprit de sagesse. Ce paradoxe est inhérent à la nature humaine.
Pour ceux qui s’intéressent au jardin japonais et chinois, ou ceux qui aimeraient les étudier, que conseillez-vous ?
Il faut aller voir et visiter ces jardins. Il existe des jardins japonais ou chinois vers Cannes, à Boulogne Billancourt, dans le Gard et dans d’autres lieux, il faut aller les apprécier avec le cœur et les jambes.
Propos recueillis par Christine Modock
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